Une enfance chaotique :
Eugène Atget est probablement, avec Robert Doisneau, l'un des photographes les plus légendaires de Paris qui ont contribué à documenter cette ville au passé chargé d’histoire, il est l’un des pères du style documentaire. Il est né en 1857 à Libourne, dans le sud ouest de la France et est mort à Paris en 1927 alors âgé de 70 ans. Après un début de vie chaotique, il a été orphelin à l’âge de cinq ans, il exerce des petits métiers variés, d’abord en tant que matelot dans la marine marchande, puis comme comédien raté ou peintre médiocre… Il erre sans moyen d’existence et sans réel revenu jusqu’à l’âge de ses quarante ans avant de se mettre à la photographie au début des années 1890 pensant fournir de la documentation aux peintres, comme le faisaient beaucoup de photographes depuis les années 50. Il est juste de dire qu'il était obsédé par la documentation de la ville dans toute sa splendeur, ainsi il oscille entre l’immortalisation de son côté raffiné et de son côté plus axé sur la pauvreté. Il tombe amoureux de Paris et plus précisément du vieux Paris, celui qui disparaît à vue d’œil sous les coups de boutoir d’une modernisation effrénée. Au cours de sa vie, il a fait une dizaine de milliers de négatifs, en utilisant un vieux matériel, même pour l’époque, une caméra et un trépied qui pesaient entre dix et quinze kilos. La photographie n'était pourtant pas encore réputée comme étant un médium artistique, il n’en était pas moins un artiste. Il est à ce titre l’un des grands documentaristes de Paris et son travail colossal reste aujourd’hui comme l’une des traces documentaires unique de la capitale. Eugène Atget nous accompagne dans le « vieux Paris » qu’on arpente au fil de ses images, on découvre des lieux disparus, oubliés, ou inscrits désormais dans notre quotidien.
Atget et son œuvre seraient sans doute restés quasi inconnus si, peu de temps avant sa mort, il n’avait suscité l’intérêt de son voisin de Montparnasse, le peintre et photographe américain Man Ray et surtout celui de sa jeune assistante Bérénice Abbott. Son destin bascule alors de façon inattendue. Man Ray lui achète une quarantaine d’images dont quatre sont publiées en 1926 dans « La Révolution », la revue surréaliste d’André Breton. Bérénice Abbott se prend d’intérêt et d’amitié pour le vieux photographe. Après sa mort, en 1928, elle achète environ 1 500 négatifs et 10 000 tirages restant dans l’atelier, les emporte aux États-Unis et consacre quarante années à faire connaître cette œuvre qui aura une grande influence sur des photographes américains comme Walker Evans et Lee Friedlander. En 1968, elle vend sa collection au Museum of Modern Art de New York. En France, Robert Desnos, Georges Waldemar, Walter Benjamin s’intéressent à son œuvre. Paris pittoresque demeure la série qui a le plus marqué les surréalistes, notamment les vitrines des grands magasins, leurs agencements étonnants et leurs reflets fantastiques. Les mannequins, les prostituées, les maisons closes et les nus composent, avec les vitrines, l’essentiel de la collection que Man Ray et Bérénice Abbott ont constituée auprès du photographe. Atget devient alors une référence, un précurseur, une source d’inspiration inépuisable pour les milieux artistiques.
Le Paris disparu d’Eugène Atget :
Georges Perec a dit « Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire… » Phrase qui décrit parfaitement le travail d’Eugène Atget. Il s’aperçoit en outre, que la modernité change la ville, comme elle fait évoluer l’époque et les mentalités. Il décide alors d’immortaliser des endroits qui s’apprêtent à disparaitre. Pour garder en mémoire ce Paris au bord de la disparition, Atget sillonne inlassablement la capitale. Il procède tour à tour par secteur, par quartier, par thème, s’arrêtant sur un chantier de démolition, revenant photographier un lieu qui a changé. Il commence sa série Topographie par le quartier du Palais Royal puis, il traverse la Seine et scrute la rue Mouffetard, la place Maubert, le Jardin des Plantes, ainsi que la montagne Sainte-Geneviève. Entre 1910 et 1912, il photographie les quartiers du faubourg Saint-Germain, de Saint-Sulpice, de l’Odéon, du Marais, de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-André-des-Arts. Durant cette période, il s’attache à illustrer les démolitions du Quartier latin. À partir de 1912, il termine sa série en photographiant le quartier Saint-Séverin et en étendant son champ d’investigation géographique aux entrepôts de Bercy, au parc Delessert, au couvent des Carmes, puis revient photographier l’île Saint-Louis. Portant sur le dos son appareil pesant et démodé, vêtu pauvrement par commodité, il devient lui-même un personnage pittoresque, un « piéton de Paris » pour reprendre le titre du livre de Mac Orlan. Afin de restituer le caractère et la physionomie de la vieille ville dans son ensemble, Atget accentue les plans orthogonaux à celui de l’édifice représenté, creusant l’espace dans l’image. Il théâtralise ainsi la rue et l’architecture. Des ruelles étroites et sombres, des cours sans intérêt artistique prennent soudain valeur historique. Il fixe ainsi les façades et les enseignes de la rue Saint-André des Arts, ses panneaux pour le traitement de maladies des oreilles, les chemins de fer de l’état ou son grand choix de pianos. Il s’attache aussi aux détails, comme aux ferronneries des grilles, aux escaliers et aux fontaines, aux puits (comme celui du 4 rue de l’Essai dans le 6ème) et aux ouvrages médiévaux. Il consacre également dans le même esprit une série aux cours pittoresques, aujourd’hui en grande partie disparues, comme au 29 de la rue de Broca, et au 7 rue de Valence qui date du 17ème siècle. Sur son cliché on y voit une voiture à cheval, dite hippomobile. Une autre histoire, une autre image … La cour du Dragon avait abrité à la fin du 18ème siècle deux médecins dont l’un traitait les ulcères et maladies cancéreuses tandis que l’autre distribuait un remède contre le mal de tête. Puis durant les 30 glorieuses, en juillet 1830, elle devient un lieu où les émeutiers se fournissent en barres de fer. Les ferrailleurs y ont en effet quelques boutiques. Il ne reste aujourd’hui que l’ouvrage qui domine la porte du 50 rue de Rennes, qui ornait à la base un portail magnifique, qui avait été classé monument historique en 1920. En cette qualité, elle attirait les amoureux du Paris ancien, qui venaient voir cet endroit qui ne bougeait pas. Mais le temps passant sur la cour comme sur ses habitants, celle-ci commence à être désertée, et de plus en plus abandonnée. La végétation et les chats sauvages l’investissent. Sa démolition est prononcée en 1934, et on parvient à sauver le portail. Le dragon est emmené au Musée du Louvre.
En 1914, Eugène Atget fixe aussi le Parc Delessert, désormais disparu. Il s’agit d’un parc privé de Passy, appartenant à une famille aisée du même nom. Benjamin Delessert avait alors racheté l’ancien parc des eaux minérales de Passy et il en avait repris l’exploitation après la Révolution Française. Lorsqu’Eugène Atget le photographie, il en capte tout le côté naturel et sauvage, en soulignant ses contrastes : un chalet suisse côtoie un escalier en vieilles pierres… Dans ces images on sent le goût pour la Nature du photographe, qui parvient à rendre toute la poésie des lieux (c’est aussi le cas sur les images du Parc de Sceaux ou de Versailles). Enfin la maison de Mimi Pinson, héroïne de Musset et devenue une légende du quartier de Montmartre, que nombreux artistes ont immortalisée. Mimi Pinson est une jeune fille pauvre qui devient rapidement le symbole de l’insouciance, de la joie de vivre malgré sa condition, de la grisette généreuse. Elle tombera amoureuse d’un jeune bohémien dans l’écrit de Musset. Le personnage est repris dans les opérettes, des chansons et la maison est attribuée plus tard comme lui ayant appartenu. Quand l’immeuble qui remplace sa maison est construit il affiche des moulures rappelant sa maison, et le château d’eau de Montmartre s’érige désormais dans ce qui était le jardin de Mimi.
La démarche d’Eugène Atget :
L’entreprise photographique d’Eugène Atget est avant tout documentaire, il remarque en son temps qu’il y avait un véritable besoin d’images, de preuves, de détails et de témoignages. Il décide alors de faire un catalogue sur Paris, et de se concentrer sur ses aspects désuets, typiques et pittoresques. L’une de ses premières séries saisit « Les petits métiers de Paris » qui tendaient déjà à disparaitre : marchand de parapluies, ramasseur de mégots, marchand d’abat-jours ou chaisière (permet aux gens de s’asseoir sur une chaise dans les parcs parisiens contre une somme modique d’argent). Il fait alors poser les petits marchands dans des mises en scène définies, comme l’afficheur derrière l’église Saint-Germain-des-Prés ou le crieur de Paris. Dans la plupart des cas, ces marchands prennent des attitudes emblématiques et rejoignent ainsi la longue tradition de la représentation des « Cris de Paris ». En se concentrant sur la zone, cette aire géographique comprise entre les fortifications et la banlieue, Atget fait le portrait d’une population inscrite dans un environnement marginal, un lieu de tensions entre ville et campagne. Il procède par séries pour livrer un catalogue fidèle de la ville : « Paris pittoresque », « L’Art dans le vieux Paris », « Topographies du vieux Paris », ou « Paysages-documents », au fil de ses images, il dresse un témoignage topographique et historique du Paris d’antan. On remarque que la typologie d'Atget est issue du système de classement des bibliothèques, c'est-à-dire d'un système de type catalogue, ce qui le rapproche de Marville, dont le travail précède celui d'Atget d'environ 50 ans, tous deux sont guidés par un même plan directeur documentaire. Il photographie les mêmes lieux plusieurs fois, parfois à intervalles de plusieurs mois, voire de plusieurs années. Bien qu'il ait été rémunéré pour faire son travail, il est difficile de le décrire comme un photographe professionnel dans le sens moderne du terme. En effet, il n'a pas changé ou développé son équipement, il n'a pas cherché de nouvelles méthodes et il ne s’est pas vraiment mélangé avec d'autres photographes. Il est évident qu'il n’en voyait pas la nécessité car ses clichés étaient nets, clairs et portaient en eux un contrôle parfait des outils et du support. Ses images sont captivantes et fascinantes, et nous font voir comment Paris a changé.
Il parcourt aussi bien Paris que sa périphérie, captant la vie qui en émane. Les nombreuses images des zoniers, ces habitants des bidonvilles qui étendent un peu plus la frontière de Paris. Pris entre la révolution industrielle et les grands travaux du Second Empire, ils tentent de se loger, repoussés dans les faubourgs par ceux qui viennent travailler à la ville. Ils vivent alors dans la « zone » souvent du métier de chiffonnier, qui consiste à revendre les déchets : que ce soit du papier, du métal ou du tissu. L’album qu’en dresse Eugène Atget circonscrit Paris, en passant notamment par la Poterne des Peupliers au sud ou la porte de Montreuil à l’est qui apparaissent comme des non lieux, des terrains vagues. Il révèle aussi des zones insalubres intra-muros, comme la Butte-aux-Cailles ou la Cité Valmy. Il était simplement intéressé par les parisiens, les commerçants, les vendeurs, les chiffonniers, les prostituées et les vagabonds. Il y a à cette époque un grand nombre de personnes qui vit et qui mendie dans les rues et bidonvilles situés en périphérie de la grande ville. Ses photos sont très honnêtes et empathiques même s’il y a un côté un peu voyeur parfois.
Voici un site pour vous permettre de découvrir le travail photographique d’Eugène Atget : http://oeil.eklablog.fr/jean-eugene-atget/