Je vous propose de découvrir Lee Jeffries, né en 1971 en Angleterre, il vit et travaille à Manchester. Comptable de profession et photographe amateur par passion, il est aussi passionné de football. Hélas une blessure au genou l’oblige à abandonner une éventuelle carrière professionnelle. Il commence dans la photographie en suivant des rencontres sportives de football et plus particulièrement les « Red Devils », le grand club de football de Manchester United.
La photographie est son moyen d'expression qui incarne ses croyances et sa compassion. Il se considère chanceux de ne pas avoir à en vivre car cela lui permet de travailler sans être pollué par les besoins égoïstes d'un client. Lee Jeffries a manifestement un style très marqué avec un esthétisme très particulier, le plus souvent il exprime une souffrance extrême dans les regards qu'il fige. Effectivement, certaines de ses prises de vue sont très poignantes, certes le choix de ses modèles y est pour beaucoup, mais il y a tout le reste : le traitement, la qualité du piqué et du noir et blanc. Il fait aussi quelques photographies en couleur mais cela reste rare par rapport à la quantité de portraits en N&B qu'il a réalisés, le N&B reste la touche de Lee et c'est ce qui l'a révélé !
Une rencontre qui change tout :
Ce ne sont pas les mots encourageants d'un professeur ou d’amis qui ont poussé Lee Jeffries à photographier des visages mais c’est une réprimande : En 2008, Jeffries visite Bolton pour suivre et photographier son célèbre Marathon. Il est déjà un photographe amateur affûté et s’est spécialisé dans le sport, il part en repérage dans la ville la veille de la course. Il remarque une jeune fille sans-abri dans l’embrasure du magasin (La Place) à Leicester Square. Elle passait inaperçue de la foule de touristes ainsi blottie dans son sac de couchage sous ce renfoncement. Lee raconte que placé debout dans une petite ruelle adjacente il avait un très bon angle sur cette jeune femme. Il commença donc à prendre des photos de loin, des photos volées comme on dit dans le jargon.
Soudain elle le repère et attire l’attention des touristes en se mettant à crier à l’intention de Lee : « Vous ne pouvez pas faire ça sans me donner de l'argent ! » Lee déclarera dans l’une des rares interviews en anglais que j’ai pu trouver sur le net : « J'étais seul au milieu de cette ruelle quand elle a commencé à hurler et tout le monde me regardait, j'étais très embarrassé ! Ce fut un moment bouleversant dans ma vie de photographe amateur car j’ai du prendre une décision » confit-il. « M’éloigner et feindre que cela ne m’était pas adressé ou m’avancer vers cette fille, lui présenter mes excuses et tenter de lui parler ? Ma première réaction fut de rebrousser chemin puis en l’espace de quelques secondes, quelque chose m’a poussé à faire demi-tour et à m’avancer vers la jeune femme. »
Puis je me suis assis, continue-t-il « Elle était toujours dans son sac de couchage et nous avons parlé. Elle se prénommait Michelle n’avait que 18 ans et avait fuit la maison de ses parents suite à des problèmes, hélas classiques, avec la drogue. Elle portait son histoire comme des cicatrices, son récit me brisa le cœur. C'est là que pour moi tout a commencé. » Cette rencontre va changer la vision de sa mission en tant que photographe.
Une aventure humaine :
Pendant plus de trois ans, Jeffries va prendre des clichés de sans-abri dans le monde entier, il voyage dès qu’il le peut. Les modèles de ses clichés sont rencontrés un peu partout en Europe et aux Etats-Unis. « Des situations se sont présentées partout où j’allais, j’ai fait un effort pour apprendre à connaître chacune des personnes rencontrées avant de leur demander la permission de faire leur portrait » confira-t-il dans une interview. Son projet l'a conduit dans les quartiers chauds des clochards de Los Angeles, dans les squats de drogués de New York, dans les bas-fonds de grandes villes comme Paris... Les rencontres qu’il a faites n'ont pas été sans danger, il est braqué à l’aide d’une arme à feu mise sur sa tête, il est régulièrement injurié ou bousculé, il doit parfois fuir pour éviter le pire. Mais cette expérience lui a aussi coûté de l'argent exigé par certains modèles en échange de quelques clichés.
Quoi qu’il en soit, ses photos ne sont plus des images volées, prises de loin, ce temps là est révolu. Ces prises de vue sont des portraits intimes capturés dans l’inconfort de la réalité, sans arrangement et sans préparation particulière mais toujours avec l’accord de ses modèles. Au-delà de la recherche permanente de capturer l'essence de ses sujets, il avoue qu'il évolue intellectuellement à leur contact. « Je veux cadrer de près quand je prends des portraits sans me préoccuper de l'environnement, c’est le récit et l'histoire de chacun d'entre eux que je veux figer. J'ai passé pas mal de jours avec certains sans pouvoir prendre l'appareil photo parce qu'ils ne me le permettaient pas. Je leur explique ce que je fais, je leur dis ce qu'ils représentent pour moi et 7 fois sur 10, j'obtiens leur accord, sinon je me contente d’avoir partagé un moment avec eux et cela me suffit. Je n’ai pas pour habitude de m’impliquer socialement, je prends simplement contact avec ces gens, tente d’échanger avec eux et leur donne éventuellement un peu d'argent pour les aider, les mots ne suffisant pas toujours. J'ai énormément de considération et de respect pour la vie qu'ils mènent. » Au final chaque grain de saleté est restitué, chaque cicatrice est mise à nu ! Sa perception sur les SDF s’en trouve bouleversée à jamais, l’amenant à se pencher principalement sur le monde des laissés pour compte qui deviennent le sujet central de son art.
Ce que ses photographies évoquent :
Comme un photographe de mode qui choisit méticuleusement ses modèles, Jeffries sélectionne ses sujets soigneusement. « Je ne fige pas tous les sans-abri que je croise, je dois voir quelque chose dans leurs yeux. A moins que vous ne soyez certain que vous puissiez obtenir de l'émotion de votre sujet, l'image ne marchera pas. J'ai pris des centaines de shoots de sans abri, pour être franc, certaines séries ne fonctionnent pas. »
Cela ressemble aux mots évocateurs d'une citation du célèbre photographe de guerre Don McCullin, qui lui aussi a passé une grande partie de son temps à prendre des images de sans-abri : « La Photographie ne se regarde pas, elle se sent. Si vous ne pouvez pas sentir ce que vous regardez, personne ne ressentira quoi que ce soit en regardant vos images. » Autre point commun, Lee est fidèle aux conditions de prise des portraits de McCullin. Les sujets de Jeffries sont principalement capturés en noir et blanc, et sans éclairage artificiel. L’ambiance de ses clichés est principalement due à la base au matériel qu’il utilise : un Canon EOS 5D. Son mode de prédilection est le mode manuel, le point F tourne en moyenne autour de F2, F4 ou F6. Il est presque toujours à 100 ISO sans flash ni éclairage ajouté. Enfin, sa longueur de focale favorite est proche des 24 mm. Mais il admet, qu’il utilise beaucoup le post-traitement pour arriver à un résultat final encore plus artistique.
Les particularités fortes de ses portraits font de lui un artiste qui s’est démarqué et a su imposer sa patte dans ses clichés qui sont reconnaissables entre tous. C’est bien la marque des grands, le fait d’avoir un style propre et immédiatement identifiable. Le plus surprenant est que les sujets de prédilection qu’il aime figer ne sont pas, à première vue, réputés artistiques ! Sa force se trouve non seulement dans son utilisation de contrastes forts, mais aussi dans la conquête de l'humanité de ses sujets. Il sait comme personne sublimer la misère, la pauvreté et le malheur en captant des regards tristes et désolés. Ce chemin parcouru le fait définitivement adopter son style en produisant abondamment des portraits en noir et blanc. « En quelques années de photographie, j’ai appris à vraiment représenter les gens dans leur environnement quotidien et aussi à ne pas retenir l’apparence comme une vérité. Vous devez être conscient de ce qui se passe autour de vous et du sujet afin d'être prêt à immortaliser le moment décisif, celui qui décrit et résume le mieux l’histoire de la personne avec qui vous avez discuté. » Quand on voit ses modèles, on est loin de trouver leur âge répulsif ou leur apparence sale, ces gens évoquent pourtant nos propres craintes, leurs cicatrices (et par association les nôtres) sont immédiatement reflétées comme dans un miroir. Nous ne pouvons nous empêcher de regarder fixement ces portraits non sans admiration ! Des visages qui ne laissent pas indifférent, dans un format minimaliste où la confrontation est inévitable, impossible de s’en détourner comme on a tendance à le faire dans la rue ou le métro. Ces visages ne se laissent pourtant pas facilement regarder, une impression brutale nous envahit comme s’ils nous accusaient de ne pas soutenir leur regards dans la vraie vie !
Ses sujets favoris :
On peut mettre en avant plusieurs thématiques fortes dans le travail de cet artiste. Comme nous venons de le voir, la grande majorité de ses photos traite des sans-abri. Le regard étant souvent le sujet central de ses portraits en Noir et blanc au carré le plus souvent. Mais plus globalement une ligne de conduite ressort dans son travail, Lee aime traiter les minorités sous toutes les formes ! Par exemple une série de photos a été réalisée dans une maison abritant des personnes âgées, nouvelle illustration de l’isolement et de la solitude. Cet institut est vraisemblablement médicalisé à la vue des clichés, mais hélas je n’ai pu en découvrir plus autour de cette série. J’aime aussi particulièrement une série faite à Paris sur les Roms, une autre communauté qui vit dans l’exclusion et dont les visages de ses membres sont burinés par le temps et la vie à l’air libre. Un autre sujet fort concerne les enfants ; les jeunes de la rue bien sûr, mais aussi d’autres enfants plus rieurs et moins tristes (Une exception dans son travail). Certaines de ses photos exposent encore des sujets comme le monde de la drogue et de sa dépendance. Une série sur Chinatown mérite également le coup d’œil car encore et toujours, il s’agit de portraits d’une communauté discrète et assez refermée sur elle-même, donc traduisant une certaine forme d’isolement. Enfin le dernier thème que j’aime particulièrement, quand il est traité par Jeffries, est celui des mains. Ces mains sales, fripées et fatiguées qui sous son APN expriment la détresse, l’isolement, la tristesse ou plus simplement, la mise à l’écart dans la rue.
Pour lui la beauté est composée des qualités qui donnent du plaisir aux sens. Ce n'est pas seulement une qualité visuelle nécessairement, pas seulement sur l'esthétique mais elle se doit d’englober également le son, le goût, l'odorat et le toucher. C'est une essence ou une combinaison d'éléments, qui suscite une émotion et transporte le spectateur. Autodidacte, ses bases en photographie viennent de la peinture, du cinéma et surtout de documentaires illustrant le monde contemporain, en particulier traitant de la condition humaine. « Quand on voit ce que l’homme peut faire à son prochain, on ouvre les yeux. Si une personne regarde une de mes images et éprouve de la compassion, assez pour tendre une main secourable la prochaine fois que l'occasion se présente, alors j’ai atteint mon objectif ! » La majorité de ses clichés sont des portraits pris en gros plan regorgeant de détails incroyables. Chaque photographie inspire une sensation contradictoire, à la fois brutale et douce. En conclusion, vous l’aurez compris, j’aime ce photographe, mais comment pourrait-il en être autrement ? Je vous invite afin de découvrir l’ensemble de son travail impressionnant à parcourir deux de ses galeries qu’il alimente régulièrement, les dernières photos mises en ligne datent de juillet 2012.
Vous pouvez découvrir l'étendue de son talent sur http://www.flickr.com/ et sur http://500px.com/LeeJeffries