Qui est Christine ?
Après le divorce de ses parents, Christine Spengler est élevée en Espagne chez sa tante diplomate à Madrid. Son enfance fut heureuse, elle reçut une bonne éducation, en fréquentant notamment le lycée français de la ville. Puis elle fera des études de lettres dans l’espoir de devenir écrivain. Baignant dans la culture ibérique, très jeune elle subi l’influence de deux bastions hispaniques : la corrida et le musée de Prado. Ces deux lieux bien différents vont pourtant la marquer à jamais. Avec son oncle dans les arènes, elle a son premier contact visuel avec le sang. Elle fut immédiatement fascinée par l’ambiance, les couleurs, les toreros aux visages burinés et la proximité de la mort. Plus tard les arènes de son enfance l’emmèneront vers celles de la guerre… Avec sa tante, elle se rend deux fois par semaine au musée Prado. Dès l’âge de 7 ans, elle préfère déjà Goya à Vélasquez alors que chez elle, ambiance oblige, elle contemple des peintures taurines. Sans le savoir, l’art du musée l’emmènera bientôt vers l’art de la photographie. Christine est une femme drôle, à la fois distinguée et naturelle, elle s’exprime merveilleusement bien et a le souci du détail dans la vie comme dans son métier. Elle deviendra photographe bien sûr, mais aussi et surtout sera reporter de guerre durant de longues années. Pour une femme c’est assez étonnant pour le mettre en exergue !
La photo, un concours de circonstances :
Agée alors de 23 ans à la mort de son père, son frère et elle décident de fuir vers le soleil pour oublier le froid, l’enterrement et la mort. Son frère Eric avait découvert un livre dans la bibliothèque familiale, qui portait le nom d’une ville nigérienne abandonnée depuis plusieurs siècles. C’est là-bas qu’ils partent, puis ils traverseront le désert du Ténéré pour aller à la rencontre des combattants Toubous, qui luttent à la kalachnikov, contre les hélicoptères français. Mais un jour alors que Christine conduit, leur voiture est prise pour cible, ils se font tirer dessus ! Immédiatement de grands soldats noirs aux visages scarifiés se précipitent sur eux. Ils étaient en zone de guerre depuis quatre jours et venaient d’être fait prisonniers. Ils n’eurent pas peur, l’insouciance de la jeunesse sans doute, mais à ce moment précis ils prirent conscience qu’ils commençaient à forger leur destin.
Eric était alors photographe de mode. Elle lui a dit : “Prête-moi ton appareil, je veux témoigner“. Alors que dans la photo de mode les cadrages sont en général très serrés, elle choisit de prendre des scènes plutôt que des gros plans. Dans ses compositions elle intègre l’arrière plan qui a autant d’importance que le sujet lui-même. De ses clichés nait naturellement la dimension de reportage qui ne saurait s’abstraire du contexte, du lieu ou du paysage. Dès lors, Christine sera accompagnée d’un Nikon avec un 28mm grand angle, c’est ce qui donne à ses photos cette impression de toiles. Par ailleurs elle a opté pour des photographies en noir et blanc, une impression de pudeur s’en dégage ainsi qu’un aspect plus dramatique et moins clinquant. Elle dit à ce propos dans une interview : « Le monde est déjà tellement dramatique que je pensais que ce n’était pas nécessaire d’agiter des flots de sang rouge. » Enfin pour résumer ses influences et sa ligne de conduite, son premier patron, Horst Faas, lui avait donné le conseil suivant : «Souviens-toi baby, une bonne photo n’a pas besoin de légende. » Christine s’est toujours souvenue de ça, et c’est pour ça qu’elle a produit beaucoup de « clichés-symbole » se suffisant à eux-mêmes sans avoir besoin de les légender.
C'est donc au Tchad en 1970 qu'elle réalise ses premières prises de vue en mode reportage et qu’elle décide par la même occasion de devenir reporter de guerre afin de témoigner des « causes justes ». Elle prit conscience que dans certains cas extrêmes, les mots ne suffisent pas, il faut parfois des images. Les photos seront dès lors les témoins incontestables qui attesteront des souffrances et des malheurs du monde déchiré par les conflits. Elle photographiera les plus grandes guerres partout dans le monde : en Irlande du Nord, au Cambodge, au Nicaragua, au Salvador, au Kurdistan ou au Liban.
Récompenses et parutions :
Christine Spengler en 1991 publiera aux éditions Ramsay son plus grand succès, « Une femme dans la guerre ».
Elle gagnera de nombreux prix pour son travail de reporter, notamment en 1998 le Prix SCAM, justement pour « Une femme dans la guerre ». Puis elle remportera le Prix de la Femme de l'année à Bruxelles en 2002.
En tant que photographe et correspondante de guerre, elle reçoit la distinction de Chevalier des Arts et Lettres à Paris.
Courant 2003 deux nouveaux livres seront publiés aux éditions Marval : « Vierges et Toreros » et « Années de guerre ».
En 2006 « Une femme dans la guerre 1970 – 2005 » sera réédité aux Editions des Femmes. Livre grâce auquel elle remportera le prix du Grand Témoin de la France Mutualiste en 2007.
Puis elle se retire à Madrid pour terminer la suite de son autobiographie, « Une femme dans la guerre », titrée « Une femme dans la vie, histoire d’une psychanalyse » paru aux Editions des Femmes.
En 2009, monsieur Bruno Delaye, alors ambassadeur de France en Espagne lui remet les Insignes de Chevalier de la Légion d'Honneur à Madrid, la ville de son enfance. Sa distinction a été conférée par le Président de la République Française pour récompenser sa carrière.
Une femme dans la guerre :
Christine a révélé ses talents de grande reporter dans un métier où les femmes ne sont pas nombreuses. Ses images de la révolution iranienne ou sur le bombardement de Phnom-Penh par l'aviation américaine figurent parmi les plus remarquables témoignages de guerres. Selon elle, le fait d’être une femme en temps de guerre est un atout. La femme passe plus inaperçue que l’homme, elle n’éveille pas d’inquiétude. Elle raconte ainsi qu’en Irak être une femme est un avantage certain lorsqu'on exerce le métier de photographe. En se voilant ou en enfilant un Hedjab, une burka on peut camoufler son appareil photo. Elle déclare à ce propos quand des irakiens lui demandaient pourquoi elle se voilait, qu’elle répondait que c’était « Par respect pour mes sœurs et pour vous. »
Extrait de son livre « Une femme dans la guerre » : « La sonnerie du réveil retentit dans ma chambre donnant sur le jardin de roses d’Islamabad. Avant d’enfiler mes bottes pour aller à Kaboul, j’ôte soigneusement mon vernis à ongles. Le premier jour de leur arrivée, les talibans coupèrent sur la place publique la main d’une fillette qui osa en porter ! Je mets des pantalons, une longue tunique, j’endosse un cache-poussière, puis me couvre le visage d’un foulard. Ca y est ! J’ai tout l’air d’une femme islamique. Jean-Philippe m’attend à la réception, en tunique afghane : “Avec ta barbe et tes beaux yeux verts, tu as vraiment l’air d’un Tadjik !” lui dis-je. Au siège de l’ONU, un pilote blague : “Moi, sans barbe, je ne peux pas voyager à Kaboul. Vous, par contre, dans cet accoutrement, vous n’aurez pas de problèmes. Bonne chance !” »
C’est peut être pour cette adaptabilité exceptionnelle aux coutumes locales, et aussi sûrement, parce qu’elle était devenue l’amie de sa femme et de ses filles, qu’elle fut la seule photographe au monde à avoir été reçue dans la petite maison verte de l’Imam Khomeiny, à Djamalah. Ou encore quand intégralement vêtue de noir, elle se rendait chaque jour en hélicoptère au Kurdistan voir le terrible Ayatollah Khalkhali surnommé “le boucher aux mains rouges” qui lui demanda un jour d’être sa photographe attitrée. Elle décida de le quitter la veille de la première exécution d’intellectuels kurdes. Cette photo tragique obtint le World Press... Mais les prix ou les scoops ne l’ont jamais intéressée. Elle préfère rester des mois sur le terrain et réaliser un travail en profondeur plutôt que de collectionner des clichés « faciles ».
Pour conserver l’avantage d’être une femme encore faut-il avoir les facultés d’un homme, son courage et son endurance car ce métier est difficile. Les photos de Christine qui ont fait le tour du monde, sont celles où elle a laissé parler son cœur de femme qui l’a dirigé vers les survivants. Au bout du monde, armée de son Nikon, elle faisait rarement les mêmes photos que ses confrères masculins. Tandis qu’ils allaient vers le sensationnel, le sang, la mort et les images chocs, elle privilégiait la vie et l’espoir. Sans le savoir elle était en train d’affirmer son style et de produire des images qui feraient la une des plus grands magazines...
C’est ce regard de femme qui fait qu’elle a reçu la décoration des Chevaliers des Arts et des Lettres, par le ministre de la culture de l’époque, M. Donnedieu de Vabres. A cette occasion Il dit cette phrase qui résume bien sa personnalité : « Je salue le parcours de la combattante, qui a toujours su voir et photographier l’espoir au milieu du chaos. » Et c’est ça qui la définit, en regardant ses 280 photos de guerre, on ne voit pas de sang, de membre déchiré car elle déteste le sensationnalisme. Elle s’est toujours refusée à faire des photos terribles de douleur et a plutôt privilégié de montrer la douleur des survivants. Une note d’optimisme dans un monde de morts.
La mort n’en a pas voulu :
« Le correspondant de guerre et le torrero ont beaucoup d’affinités. Les deux affrontent la mort. A la différence que pour les torreros, la mort les guette, à une heure et dans un lieu précis. Tandis que nous, les correspondants de guerre, la mort nous guette à n’importe quelle minute et sur n’importe quelle route. » Christine n’en a pas terminé avec ses mauvaises rencontres pendant l’exercice de son dangereux métier. Elle est une nouvelle fois arrêtée par des combattants morabitounes, à Beyrouth cette fois-ci.
Extrait de son livre « Une femme dans la guerre » : « Je suis morte de honte. J’aurai voulu au moins mourir dignement, comme je l’ai toujours espéré : pour les causes que j’ai choisies de défendre et non aux mains de ces brutes. J’ai l’impression que la foule s’est massée autour de nous. Dans quelle rue, dans quel quartier de Beyrouth pouvons-nous être ? Les femmes que j’imagine, bébés dans les bras, crient-elle, elles aussi, sur mon passage ? A coups de crosse, ils nous obligent à monter dans un véhicule qui nous emmène vers une destination inconnue. La porte se referme comme une trappe. J’ai l’impression d’étouffer, au milieu de cette odeur de transpiration mêlée de peur qui se dégage de nos habits moites. Au bout d’un temps qui me semble interminable, ils nous font descendre et nous poussent dans un ascenseur. Nous arrivons dans un local bruyant et surchauffé d’où nous parviennent les cris des interrogatoires. Mon geôlier me pousse vers un groupe de prisonniers israéliens assis sur le sol. C’est le cauchemar. »
Accusée d’être une espionne sioniste, les yeux bandés, elle sera présentée devant un tribunal révolutionnaire. Elle déclare à Margaux Duquesne lors d’un entretien « C’est la première fois de ma vie, pendant les longues heures passées derrière le bandeau, que je voyais la mort de si près. D’habitude, quand on entend les balles siffler, comme au Vietnam ou qu’on est accroupie derrière une voiture à Beyrouth, c’est que le danger est passé. Mais durant ce tribunal, pendant qu’un enfant palestinien me menaçait d’un revolver et que le juge n’arrêtait pas de dire que j’étais une espionne, j’ai pensé que j’avais trop provoqué la mort. C’est la seule fois de ma vie entière, où le fait d’être femme s’est retourné contre moi. Le juge palestinien me disait : « comment se fait-il que l’agence Sygma ait besoin d’envoyer une femme au Liban, alors qu’ils ont tant de photographes masculins ? Comment ça se fait que tu sois venue trois fois au Liban en 8 mois ? Pourquoi apprends-tu l’arabe et portes-tu le foulard comme une femme palestinienne ? » Je suis restée très digne pendant l’interrogatoire. J’ai refusé une bouteille d’eau qu’ils me proposaient, alors que j’avais très soif. Car ils avaient dit « donne-lui de l’eau, tu ne vois pas qu’elle a peur ? » Et moi, en arabe, je leur ai répondu : « tu te trompes, je n’ai pas peur, j’ai seulement soif. » et j’ai donné un coup de pied dans la bouteille que je n’ai pas bue. » … « J’ai toujours cherché la mort. En faisant ce métier, lorsque j’ai appris qu’Eric, mon frère, s’était suicidé, à Saigon, en mars 73, j’ai eu l’impression que ma vie était terminée. Je me disais : je ne vais pas rester à la maison à pleurer, je vais au contraire aller témoigner, en exerçant ce que j’appelais « le plus beau métier du monde », mais inconsciemment, je voulais aussi provoquer la mort, pour rejoindre au plus vite Eric. Je n’ai jamais accepté de porter un gilet par balle ou un casque, comme le faisait les autres. Mais j’ai eu la baraka, comme disent les arabes. La mort n’a pas voulu de moi. J’ai toujours voulu mourir. Puis j’ai rencontré un psychologue qui m’a sauvé du désir de mourir en 1 seule séance. Il m’a fait parlé d’Eric : l’enfance déchirée, le voyage au Tchad, le début de la vocation… et il m’a dit, les 5 dernières minutes, droit dans les yeux : « Mademoiselle, ne vous rendez-vous pas compte que si vous vous tuez, vous tuez Eric une deuxième fois ? Car qui parlera de lui ? Eric est vivant tant que vous vous êtes vivante.” Depuis ce jour-là j’ai tout compris.”
Après le suicide de celui qui était son plus proche confident, Christine comprend mieux le deuil et la douleur du monde. Cet évènement funeste a été déterminant dans sa carrière, le désespoir de l’avoir perdu l’a rendue plus sensible aux malheurs du monde. Peut être que le fait de côtoyer sans cesse la mort et le danger lui a appris à aimer la vie. De ce moment indélébile, elle est ressortie beaucoup plus forte. Aujourd’hui c’est une femme qui voit sa vie continuer mais avec un but et une mission à remplir. Pour chaque photo de deuil ou de mort, il s’agit désormais d’exposer son contrepoint en beauté. Pour mettre en œuvre cette thérapie, elle reviendra dans des pays aujourd’hui en paix mais où la guerre a laissé des traces, pourtant la vie y a recommencé. Cette route qu’elle suit se recoupe en bien des points avec son expérience personnelle une sorte de pèlerinage professionnel et personnel.
Pour conclure je me contenterais de reprendre une citation de Christine : « Je pense encore avec émotion à ces femmes iraniennes qui pour moi dévoilaient en souriant leur beau visage pur, à ces veuves palestiniennes, qui me montraient en pleurant les portraits de leurs disparus, à ces madones afghanes qui me regardaient sous le tchadri... Aujourd’hui je suis à la fois l’ombre et lumière, comme les arènes de mon enfance à Madrid. Je dédie mes photos à ces hommes, femmes et enfants, victimes de la guerre, qui ont pleuré, souffert et souri à travers mon objectif et qui continuent de lutter chaque jour pour leur dignité sous le soleil noir de la guerre. » Aujourd’hui Christine a enfin quitté ses vêtements de deuil et a décidé de mettre de la couleur dans ses clichés. Une période qui est totalement différente de celle que je viens de vous décrire, peut être l’objet d’un autre article…
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