Letizia Battaglia est une photographe et photojournaliste italienne, née le 5 mars 1935 à Palerme, en Sicile. En français son nom se traduit par « Bataille », un nom qui décrit parfaitement la femme qu’elle va devenir… Il y a longtemps, dans une autre vie, elle habitait les beaux quartiers et fréquentait l'aristocratie et ses soirées dignes du Guépard de Visconti. Elle s'est mariée à 15 ans, pour échapper au carcan familial : « En Sicile, à partir de 13 ans, les filles sont cloîtrées à la maison. On a peur du regard des hommes sur elles. » Elle mènera sagement sa vie d'épouse et sombrera dans l'ennui puis la dépression. Jusqu'au jour où, à l'âge de 35 ans, elle s'enfuit à Milan avec ses trois filles. Là-bas, après son divorce, Letizia découvre la photographie. Très vite, L'Ora, le quotidien communiste de Palerme, lui propose de rentrer en Sicile pour rejoindre le service photo du journal.
Les années de plomb :
Ainsi de retour sur l’île en 1974, elle sera photographe et responsable de l’équipe photographique du quotidien L’Ora de Palerme jusqu’en 1991. Cette époque coïncide avec celle où la Mafia, le clan Corleonesi pour être précis, commence à exécuter systématiquement tous ceux qui s'opposent à lui. Chaque jour, chaque nuit, Letizia est aux premières loges pour découvrir des corps assassinés encore tièdes. Elle dira : « Pendant des années, j'ai fait de la photo en courant, le cœur battant. » Ses clichés deviennent une arme de guerre au service du combat qu’elle va mener contre la Mafia. Par exemple avec son compagnon d'alors, le photographe Franco Zecchin, elle organise des expositions sauvages et ambulantes dans les rues de Palerme et sur les places des petits villages de Sicile comme dans celui de Corleone, bien connu comme étant l’un des fiefs de la Cosa Nostra. « On installait nos panneaux, les places se vidaient. On savait que, derrière les rideaux, les mafieux locaux veillaient. Mais, de temps en temps, à notre passage dans une rue, une fenêtre s'ouvrait. Une nappe blanche apparaissait brièvement, comme si quelqu'un secouait des miettes. Ailleurs, c'était un torchon blanc agité quelques secondes. Des petits gestes anodins. Des signes de soutien timides. On se fichait de rester seuls en plein vent. On voulait que tout le monde le sache. Nous resterions debout. Nous continuerions de dénoncer. Nous ne céderions pas… » Pendant ce temps les Corleone réclament la vie de gouverneurs, de policiers, de familles mafieuses rivales et finalement, de deux des amis les plus chers de Letizia, les juges anti-mafia Giovanni Falcone et Paolo Borsellino.
Photographe anti-mafia :
Pendant ces années, elle va prendre quelques 600 000 photos en un peu plus de 16 ans. Ce faisant, elle va scruter à travers son objectif, la face sombre de Palerme. Au fil de ces années elle va documenter la guerre interne de la mafia et son attaque contre la société civile italienne. Elle photographie dans Palerme la misère, la tristesse, des mères tordues de douleur, des victimes de meurtres, les arrestations, les bombes, les blessés, les survivants, les manifestations... Elle est devenue l’une des plus grandes photographes au monde sur les questions traitant de la mafia sicilienne. Elle prend des images qui donnent enfin un visage aux victimes de la Cosa Nostra. Elle est généreuse, elle a toujours voulu partager sa vie avec les autres. Mais elle avoue dans le même temps avoir toujours eu peur : « Quand le journal m'appelait en pleine nuit : Viens, encore un meurtre…, je partais la trouille au ventre. On ne s'habitue pas… J'ai des morts plein mes archives. » Un jour par exemple, elle trouve huit cadavres exécutés méthodiquement. Une autre fois, dans la nuit noire d'une banlieue, sous les phares de la voiture de police, c'est un visage du Christ qui surgit brutalement sous la forme d’un immense tatouage sur le dos d’un homme assassiné. Quand on l’interroge sur son travail, elle déclare : « Beaucoup d’années se sont écoulées. Pourtant et malgré cela, ces images me troublent encore. Je devrais peut-être quitter Palerme, partir ailleurs et pour toujours… » Mais contrairement à d’autres, Letizia n’oublie pas, elle ne change pas et reste attachée à son combat, ce qui n’est pas le cas de tous. Par exemple en 1992, au moment de l'assassinat du juge Giovanni Falcone, qui conduisait l'enquête contre la Mafia, elle a fait un admirable portrait de Rosaria Schifani, la veuve d'un des gardes du corps du juge, tué lui aussi dans l'attentat. La photographe raconte : « Je me souviendrais toujours d'elle le jour de l'enterrement. Elle criait en regardant la foule dans l'église : A genoux, mafiosi ! A genoux ! » Et puis, des années après, quand la photo a commencé à faire le tour des journaux, Rosaria s'est fâchée, elle ne voulait plus être la veuve héroïque. Elle s'était remariée, elle voulait vivre à nouveau en paix et faire table rase du passé... « Elle a raison » ajoute Letizia, « Il faut rester dans la vie ». Par contre selon elle, ce sont toujours les mêmes hommes qui tirent les ficelles de Palerme, depuis leurs villas discrètes et bien gardées, tout près d'ici, derrière des barres d’HLM : les parrains de la Mafia. Aujourd'hui, le parrain Toto Riina et les autres chefs historiques sont sous les verrous. Mais, si les jugements sont en cours, la Mafia, elle, perdure, sur un autre terrain. La Pieuvre a posé ses tentacules ailleurs. Plus près de la finance et du pouvoir. Insaisissable. « Le combat continu ». Elle n'aime pas parler des menaces: « Je n'ai pas envie d'y penser. Je ne peux pas me le permettre. Parce que je dois continuer. J'ai un amour charnel pour cette île. C'est ma terre. C'est mon sang. Et j'ai honte de ce qui se passe ici. »
La lutte par l’écologie :
Letizia Battaglia est aussi réalisatrice et écologiste. Elle a siégé comme conseillère municipale du Parti vert à Palerme entre 1985 et 1987 et a ainsi contribué à la préservation du centre historique de Palerme. Que ce soient les dealers recrutés dans les quartiers pauvres, les politiciens véreux, les aristocrates compromis ou les banquiers complices, partout, Palerme est gangréné par la corruption. Les quartiers à l'abandon, les façades baroques rongées par la lèpre, les murs boursouflés jusqu'à l'écroulement ne doivent rien au hasard : Ce massacre est totalement délibéré. « Leur idée était de laisser s'effondrer le vieux Palerme, puis de le raser par mesure de salubrité et de réaliser de splendides opérations immobilières. » Ainsi le moindre échafaudage, la moindre maison retapée est une petite victoire pour Letizia. Le plus minuscule des espaces verts est une conquête civique dans cette guerre. « Je suis fascinée par cette ville, par sa beauté et ses horreurs. Je l'aime comme un amant qui me ferait souffrir et me donnerait beaucoup de bonheur à la fois. » Déclare t’elle. Aujourd’hui Letizia Battaglia ne fait plus de reportage, elle se dit trop vieille pour continuer à marcher dans les rues, mais elle se rend régulièrement dans les écoles et s'occupe des événements anti-mafia.
Ses autres faits d’armes :
Elle est éditrice des Edizioni della Battaglia et a fondé en 1991 la revue Mezzocielo, bimensuelle réalisée entièrement par des femmes. En 2003 elle publie sous le titre « Letizia Battaglia : passion, justice, liberté » chez Actes Sud une rétrospective de 20 ans d’images qui montrent son île meurtrie par la Mafia, mais aussi aimante et raffinée. Elle figure dans la liste de « Peace Women Across the Globe » qui compte 1 000 femmes nommées pour le prix Nobel de la paix. Aujourd’hui ses images sont présentées dans de nombreuses expositions à travers le monde. Sa dernière en date a eu lieu à Venise et s’intitulait « Letizia Battaglia, Photographies 1974-2013 ». Elle est la première européenne à recevoir le prix W. Eugene Smith en 1985, et le Mother Jones Photography Lifetime Achievement Award à San Francisco en 1999. En 2007 la Société allemande de photographie lui a remis le prix Erich Salomon, le plus prestigieux prix allemand. En mai 2009 elle a reçu à New York le Cornell Capa Infinity Award de l’International Center of Photography.
Hélas il n’y a pas de site en l’honneur du travail de Letizia Battaglia. Voici cependant cette page en italien qui présente une infime partie de ses images : http://www.edscuola.it/archivio/interlinea/battaglia.htm