Une enfance compliquée :
Dorothea Margaretta Nutzhorn est née en 1895 à Hoboken dans le New Jersey, elle est de la seconde génération d’immigrants allemands aux États-Unis. En contractant la poliomyélite à 7 ans, elle se trouve très tôt confrontée à la dépendance et à l’extrême difficulté de supporter le regard des autres, elle boitera toute sa vie. A 12 ans lorsque son père quitte le foyer, elle abandonne son nom pour prendre celui de jeune fille de sa mère, elle devient alors Dorothea Lange. Ce traumatisme de l’abandon est sans doute ce qui lui a permis de s’intéresser et de comprendre le sort des laissés pour compte. Refusant d’être enseignante, elle décide à 18 ans de devenir photographe sans pourtant jamais avoir tenu un appareil photo de sa vie. D’origine modeste elle veut simplement faire des images de ses semblables, et commence par prendre des personnes qu’elle connait. Après des études de photographie à la Columbia University de New York, elle entame une série de petits boulots dans des petits studios en faisant des photos de mariages et d’autres travaux alimentaires. Durant plusieurs années elle se fait l’œil et acquière une solide technique photographique. Puis en 1918 elle s’installe à San Francisco, ville qui la fascine. Un an plus tard elle ouvre son propre studio photographique qui connaît un grand succès. Elle s’installe face à la Baie de Berkeley, où elle va demeurer toute sa vie, quand elle ne sera pas occupée à parcourir les routes. Agée de 25 ans, elle a devant elle une carrière prometteuse comme photographe portraitiste des riches bourgeois de « City by the Bay », pourtant elle commence à faire des images en plein air et s’attaque aux plantes et aux paysages. Elle ressent très vite l’appel des routes de l’injustice et de la poussière du monde… Le tournant de sa vie, elle l’a résumé dans cette phrase : «Je me suis demandé ce que j'essayais de dire ? Devant l’absence de réponse claire j'ai vraiment voulu me regarder en face… J'ai réalisé que je photographiais les seules personnes qui me payaient pour cela. Cela m'a dérangé. Alors j'ai fermé le studio, et démonté ma chambre noire… »
Empathie et compassion pour la misère :
C’est en 1930 qu’elle abandonne son petit confort de vie et son studio de San Francisco, elle passe des fausses lumières de l’opulence à la vraie lumière du grand air en courant après les délaissés du rêve américain. Son credo: « On devrait toujours utiliser un appareil photo comme si on savait qu’on allait devenir aveugle d’un instant à l’autre. L’appareil photo est un instrument qui enseigne aux gens comment voir sans l’appareil photo. » Elle apprend ainsi beaucoup sur la nature humaine en figeant des situations pathétiques de la vie tout en restituant toujours ses modèles avec dignité. Son regard est unique, elle donne à ses sujets une densité humaine qui touche à l’intemporel et à l’universel. Elle retranscrit l’humanité naturellement même quand elle traite du plus profond de la misère. Elle ne se soucie pas de cadrage ou d’esthétisme, mais elle souhaite avant tout rendre un peu de dignité et d’émotion aux gens ordinaires, à ceux qui forment le peuple. Elle sillonne les routes au volant de sa vieille Ford, pour rendre compte de l'exode américain, des Indiens, des migrants, des exclus ou des populations déplacées… Ces gens ne font pas la mendicité de la pitié, ils font front dignement, malgré leur douleur et leur misère. Ils sont à l’écart du monde, épuisés, résignés, presque étonnés de vivre. Elle aura d’ailleurs à ce titre une grande influence sur ce qui deviendra le photojournalisme. Dorothea a poussé si loin l‘empathie et la compassion pour la chair blessée du peuple américain que son œuvre est devenue un témoignage d’amour et un cri de révolte. En montrant la Grande Dépression, elle reste la mémoire d’une « populace misérable », dont certains n’auraient jamais voulu se souvenir, tant elle faisait de l’ombre à la réussite américaine. Elle a transfiguré le style descriptif de la photographie documentaire en un idéal d'engagement social. Elle ne voulait pas seulement montrer, mais améliorer le réel. Montrer la profondeur de la Grande Dépression ne fut qu’une étape pour alerter le monde, et tenter de le faire changer. Par des photos honnêtes et utiles, elle installe l’éthique et la compassion dans les images, dans l’art photographique. Elle se sert de son talent prolongé par son appareil photo comme d’une machine à tuer l’indifférence.
La mère migrante :
Elle s’échappe d’abord dans le sud-ouest de son pays, pour travailler sur les Indiens d'Amérique en lente voie de disparition. Son appareil photo devient le témoin, ses images, des preuves irréfutables de l’immense misère et du sort des défavorisés. Son travail dès 1935 est le plus puissant état des lieux de la souffrance des populations agricoles. Elle a aussi témoigné des efforts des femmes et des travailleurs issus des minorités dans l’industrie et les chantiers navals en Californie. Elle a couvert la fondation de l'Organisation des Nations Unies à San Francisco. On ne peut pas comprendre le « New Deal » sans savoir qu’elle en fut l’une de ses ferventes militantes, voire l’une des véritables instigatrices. Elle sera une représentante opérationnelle du gouvernement sur le terrain de la détresse, de l’érosion sociale, une observatrice de la réalité sociale. Elle ne voulait pas être indifférente au sort des exclus, frappés par le choc du krach boursier de 1929, conduisant son pays à une crise économique sans précédent. Elle va conjuguer son exode personnel, elle la boiteuse de la vie, à l’exode des autres. Elle s’engage à travailler pour le WPA (Works Progress Administration) qui va employer tous ces gens. Il n’y a presque aucun État dont les routes, les écoles, les ponts, les barrages, les parcs, ne furent construits par eux. Son témoignage est fondamental pour comprendre cette crise, avec comme résultat, près de 14 millions de chômeurs. Sa série d’images sur la mère migrante, et plus particulièrement son portrait « Migrant Mother, Nipomo, Californie, février 1936 », pris presque par hasard dans un campement de ramasseurs de pois, est devenu le symbole de ces migrations désespérées vers l’Ouest pour survivre. Elle résume dans ce seul cliché ce que fut l’exode américain. Les « vagabonds de la faim » avaient grâce à elle une existence courageuse, digne et humaine. Cette photographie aura plus apporté que tous les discours des politiques pour changer la conscience américaine, elle aura éveillé l’Amérique sur le gâchis effroyable qui s’accomplissait. Elle a racontait les circonstances de cette prise de vue dans une interview : « J'avais vu et je m’étais alors rapprochée de cette mère affamée et désespérée, comme attirée par un aimant. Je ne me souviens pas comment je lui ai expliqué ma présence ou mon appareil photo, mais je me souviens qu'elle ne posait aucune question. J'ai fait cinq prises, en travaillant de plus en plus près dans la même direction. Je ne lui ai pas demandé ni son nom ni son histoire. Elle m'a dit son âge, qu'elle avait trente-deux ans. Elle a dit qu'ils avaient vécu grâce à des légumes ramassés dans les champs environnants, et les oiseaux que les enfants avaient tués. Elle venait de vendre les pneus de sa voiture pour acheter de la nourriture. Là, elle était dans cette tente, avec ses enfants blottis autour d'elle, et semblait savoir que mes photos pourraient l'aider, et elle m'a aidée. Il y avait une sorte d'égalité à ce sujet. » Cette femme s’appelait Florence Owens Thompson, elle était d’origine indienne Cherokee. Cette photo suit le modèle de la Vierge à l'Enfant, mais le rend humain, trop humain, et l’image de la Mère du Christ devient une femme anonyme de la classe ouvrière, une pauvre femme simplement. Dorothea ne s’intéresse pas qu’aux pauvres, elle aura aussi le courage de témoigner sur les camps d’internement américains de Japonais durant la seconde guerre mondiale. Puis, plus tard encore, elle travaillera sur l'Irlande, l'Asie, l’Égypte, les communautés utopiques du Midwest et la ré-industrialisation forcenée de la Bay Area. Certains de ses clichés ont dépassé l’art photographique pour devenir de véritables icônes gravées dans la mémoire de l’humanité.
La maladie comme compagne :
En 1940, Lange devient la première femme à obtenir une bourse Guggenheim. Mais sa maladie l'empêche de travailler de 1945 à 1951, puis elle reprend peu à peu en réalisant des photographies sur les Mormons et sur la vie rurale en Irlande pour une série de parutions en 1954, et en 1955. Fin 1955, elle publie des articles pour le magazine Life avec Ansel Adams. Jusqu'en 1957, elle fait une étude sur le système judiciaire en Californie. En 1959, elle travaille en Asie orientale et en 1960 en Amérique du Sud, au Venezuela et en Équateur. Elle a aussi travaillé en Égypte et au Moyen-Orient, en Syrie, en Irak, en 1962. Elle décède à San Francisco, épuisée et malade, à 70 ans, atteinte d’un cancer à l’œsophage.La plupart de ses photographies ont été léguées par son second mari à l'Oakland Museum of California Art Department, qui détient les droits de son œuvre.
Voici quelques sites où découvrir son travail : http://www.historyplace.com/unitedstates/lange/, http://www.moma.org/collection/ ou http://www.shorpy.com/dorothea-lange-photographs